Apprentis sages


Les premiers jours, c’était nouveau et un peu marrant. Et comme à chaque fois qu’on vit un truc nouveau, on l’a partagé avec la terre entière. Pour se rendre intéressant. On a fait des stories sur l’air du lundi au soleil et on s’est mis à montrer à tous ces gens qu’on ne voyait, de toute façon pas avant, qu’on savait faire du pain ou jouer du triangle. On a aussi donné notre avis. Beaucoup, parce qu’on est tous scientifiques, sociologues, économistes et pédagogues depuis des lustres. On a appelé nos potes pour s’envoyer plein de bières en faisant des blagues de merde. On a trouvé que les e-apéros c’était plutôt cool parce qu’on pouvait appuyer sur le bouton rouge quand on voulait que le plus bourré d’entre nous ferme sa gueule et en plus, le gros pingre de la bande était obligé de se payer ses coups tout seul. On a un peu regardé dehors à 20h pour voir qui tapait des mains comme un gland, juste pour pouvoir le fustiger quand ses gosses traîneraient dans le quartier le lendemain. On a regardé la presse quarante-deux fois par jour. On s’est dit qu’on vivait un truc fou.

Fou et un peu flippant.

Mais ça ne durerait pas toujours. La vie normale reprendrait son cours. Bientôt.

On a donc reproduit le rythme habituel pour ne pas être trop décalés quand on replongerait dans le tourbillon de la vie. Certes, on avait réglé notre réveil un peu plus tard mais il était programmé quand même. On a même réveillé les enfants pour qu’ils ne se sentent pas en vacances. On a fait semblant d’avoir pris une douche avant chaque réunion en visio. Comme on est devenu des collègues-troncs on pouvait ne faire que des demi-efforts. La cadence a ralenti. On s’est même ennuyé une fois ou deux et ça nous a rappelé l’été 1993, quand on s’était fait chier pendant un mois dans les Deux-Sèvres. On a même senti pointer un début de dépression malgré ou à cause de l’inhabituel soleil d’avril. Mais, comme on a de la ressource, on a commencé à faire des trucs qu’on ne faisait pas, comme regarder par la fenêtre. Quarante-deux fois par jour. 

On a donc découvert qu’on avait des voisins. Beaucoup plus que ce qu’on imaginait.  Des étudiantes en art qui chantent faux, un chien que tout le monde veut promener, un fan de métal qui porte des chaussettes blanches, un sonneur du soir, une mamie flippée, un motard en manque de vadrouille, un jeune couple qui sait parfaitement comment s’occuper et une gamine de huit ans qui hurle juste pour le plaisir. 

On était à deux doigts de briser la distanciation sociale en allant lui mettre un grand coup de pied au cul. Mais on s’est rappelé que ça ne durerait pas. Qu’elle retournerait à l’école. Bientôt. On vivait juste une trêve. Une trêve qui a déjà duré quatre semaines.

Or, une trêve qui dure, c’est comme une nouvelle vie. 

Et, je dois bien me rendre à l’évidence, cette nouvelle vie me plait. Le temps a suspendu son vol et j’ai appris à dompter l’ennui. La douceur de l’existence berce mes jours. J’expérimente la décroissance et développe des trésors de compétences que j’avais jusque là reportés à plus tard. Je respire l’air frais et m’abreuve du silence de la ville. 

Je travaille lorsque je suis prête, je danse dans mon salon, je n’achète que l’essentiel, je ne me regarde plus dans les miroirs, je lis et je prends le temps de comprendre le monde. J’embrasse mon amoureux à toute heure. Je caline mes enfants en les regardant grandir. Je constate le développement des initiatives locales et la solidarité des petites gens qui, comme moi, ont compris qu’il en fallait peu pour être heureux.

On vit quelque chose de nouveau et reposant. 

Mais ça ne durera pas toujours. La vie reprendra son cours normal. Bientôt.

Son cours normal… 

Le réveil, la voiture, la mauvaise bouffe parce qu’on n’aura plus le temps, le make-up pour affronter les gens, les soutifs et les godasses, la consommation à outrance et la productivité, la compétition et les conversations avec des gens qu’on n’a pas choisis, les rendez-vous à la banque et les stations services.

On vivait dans un monde fou, aliénant.

Et à en croire “les grands patrons”, la vie devra reprendre son cours normal.

En pire.

La semaine de sept jours à soixante heures, les congés et jours fériés réduits à peau de chagrin et la surveillance de masse.  Bref, un retour à l’esclavagisme au service du capitalisme et de sa boulimie de croissance. L’économie au détriment de l’humain.

Pour un retour à la vie normale.

La vie normale des riches.

Les premiers jours, c’était nouveau et un peu marrant. Et comme, pour tout ce qui est nouveau, on en a tiré de nombreux enseignements. 

J’espère qu’on ne l’oubliera pas.

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