Une fille du net


Lundi soir. Il y a quinze jours. C’était férié. J’ai fait des trucs de jour férié. Un petit dej à rallonge en terminant un des bouquins de ma pile, j’ai aussi arrosé mes semis et les ai observés en train de ne pas pousser, parce que des graines, ça ne grandit pas à vue d’oeil. Après ma balade avec le chien, j’ai fumé quelques clopes en regardant le ciel, pleine de désespoir. 

Il a duré longtemps l’automne cette année.

D’ordinaire, je ne suis pas franchement météo-sensible. J’ai pris l’habitude, avec l’âge, de ne plus me préoccuper des concepts sur lesquels je n’ai aucun pouvoir : le temps qu’il fait donc, mais aussi le temps qui passe, la stupidité d’une bonne partie de l’humanité et l’état de la chambre de ma plus jeune fille.

Moi, qui suis d’une nature plutôt positive, c’est en ce jour saint que j’ai senti poindre la micro-dépression du dimanche soir (Férié, dimanche, même combat). Je me suis mise à tourner en boucle sur ce putain de monde dans lequel on vit : Gaza, Poutine, Emile, le prix du panier moyen, la liste des animaux en voie de disparition, les attentats, cette pluie et tous ces mômes qui dorment dessous, les femmes meurtries par des connards qui courent toujours… 

Aucun pouvoir. 

Face à ma mine déconfite, Binôme avait heureusement la solution.

 

– On va boire un coup ?

Il sait me parler et c’est aussi pour ça que je l’aime.

La taille de mon bide étant un truc sur lequel j’ai encore un peu de pouvoir, c’est donc un verre de Chardonnay à la main, et non une bière, que le vrai sujet est arrivé sur le tapis. 

– Je n’arrive pas à avancer mon projet d’écriture. Je coince. C’est nul. Ce que j’écris, ça ne m’excite pas. Aucune chance que ça intéresse quelqu’un.

Cette rencontre dans un columbarium était pourtant prometteuse. La reprise du manuscrit de mon grand-père m’avait également stimulée tout un été. L’histoire de ce gars qui jouait son propre sosie, c’était hilarant. Malheureusement, aucun de ces projets n’a réussi à dépasser la cinquantaine de pages. Y a toujours un truc qui ne va pas. Je ne reconnais pas ma plume, je m’enlise dans des détails inutiles, je perds confiance, j’allume l’ordi, je regarde clignoter le petit curseur, j’attends. Ça ne vient pas. J’éteins l’ordi. Et je passe le reste de ma journée à me morfondre, consciente que, ben non, finalement, je ne suis sans doute pas un auteur.

– Pourquoi tu ne publierais pas à nouveau sur ton site ?

– Mouais… 

Cette suggestion, mon mec me l’a faite environ tous les six mois depuis la publication de mon roman. Il enchaîne :

– C’est comme ça que ça t’est venu la première fois. Des minis projets, des lecteurs qui s’identifient à toi, qui te comprennent et qui t’encouragent… 

– Je vois pas bien de quoi je pourrais leur parler à “mes” lecteurs. De toute façon, ils m’ont oubliée, je leur manque pas tu sais. 

– C’est pas le sujet. 

Alors, c’était quoi le sujet ?

Ce n’était ni les conflits internationaux, ni les psychopathes tueurs d’enfants, ce n’était pas non plus l’état de la planète ni l’inflation. Le vrai sujet, ce n’était pas toute cette merde sur laquelle je n’ai aucun pouvoir. Non, le vrai sujet était égoïstement simpliste. Le vrai sujet c’était encore moi. Le seul élément sur lequel je peux avoir une action immédiate et efficace. 

Trois verres de vin plus tard, étalée dans mon canapé, j’avais déplacé le problème. Il pleuvait toujours, les coups continuaient à tomber sur de pauvres victimes innocentes et les morts à s’enchaîner. Mais mon esprit s’était recentré sur, je l’avoue honteusement, ma petite personne et son souci dramatique : mon rapport à l’écriture…

Force était de constater que je n’arrivais plus à écrire. Non pas que je ne savais plus le faire, mais plutôt parce que je n’arrivais plus à penser. Car, après tout, c’est une faute de langage de dire de quelqu’un qu’il sait bien écrire. L’acte d’écriture n’est que la transcription mécanique d’un acte mental. Mais était-ce vraiment un problème ? L’écriture, c’est pas ce qui remplit mon frigo. L’éducation nationale fait ça très bien. Elle me permet même d’assouvir d’autres besoins tels que la reconnaissance, l’utilité, une existence valorisante dans un cercle autre que le couple ou la famille. L’écriture a, jadis, longtemps comblé ces besoins, mais aujourd’hui ? 

Mon plaid remonté jusqu’au nez, mes yeux se sont posés sur une pile de mes tribulations. Il m’en reste quelques uns. Ce premier (et peut-être unique) roman marquait-il la conclusion d’une époque ? J’ai attrapé mon téléphone et me suis mise à scroller les différents réseaux qui ne m’intéressent plus mais sur lesquels je continue machinalement à faire courir mon pouce. Reprendre mon site, redevenir cette fille d’internet. Depuis la publication de mon bouquin, je cultive cette idée que j’ai changé de catégorie, comme si, continuer à “bloguer” constituait un retour en arrière, un échec de mes tentatives littéraires.

Et puis, soudainement, j’ai repensé à cette émission de radio sur France bleue. A ma grande cyber époque, j’y avais fait quelques apparitions avec Gaël. Lors de l’une d’entre elles, j’avais partagé le micro avec une psy quimpéroise. Ce jour-là, elle m’avait quittée en me laissant sa carte. Sur chacune d’entre elles, elle avait fait imprimer des citations différentes. La mienne contenait celle-ci (en substance hein, parce la formulation précise m’échappe aujourd’hui): Les seules barrières que nous devons franchir sont celles qu’on a nous-mêmes érigées.

Pourquoi renier ce que j’avais tellement aimé faire ? Ce qui m’avait tant portée ? Comment avais-je laissé s’installer cette honte d’être une fille du net ? Cette idée que le populaire avait moins de valeur que l’élite, qu’internet était plus vulgaire qu’un noble objet poussiéreux qui jaunissait sur l’étagère chargée d’une bibliothèque… 

Cette barrière que je m’étais, moi-même, prétentieusement érigée…

–  Tu sais Hélo, internet n’est qu’un média, une route qui te relie aux autres, au même titre que les pages tangibles d’un roman. 

Oui, mon mec, il sait me parler et c’est aussi pour ça que je l’aime.

Mardi matin, lendemain de férié, j’ai senti poindre l’énergie du renouveau. J’ai commencé à vous raconter cette histoire et deux jours plus tard, alors que je ne l’avais pas fait depuis près de deux ans, j’ai pianoté “5 minutes pour moi toute seule” sur mon moteur de recherche. J’allais reprendre contact avec vous et je voulais savoir sur quel texte je vous avais laissés. 

Google a affiché la liste des liens qui correspondaient à ma demande : la chanson d’Elisa Tovati sur la masturbation, deux, trois articles de presse vieux de quelques années me concernant et puis rien. En tout cas, plus de trace de mon blog. 

Les mains tremblantes, j’ai rafraîchi la page. Ça devait être une erreur. Je ne captais pas bien. C’était sûrement ça le problème. 

Evidemment, ce n’était pas du tout ça le problème. Dans mon rejet du net, un acte manqué : j’avais oublié de renouveler le serveur. Plus aucune trace de mes écrits. Nulle part. Je n’étais plus une fille du net. Je n’étais qu’un vague souvenir dans l’esprit de quelques internautes qui avaient aimé me lire. Tous mes textes avaient disparu, toutes les données du site perdues à tout jamais.

J’y ai tout de suite lu un message divin : Non, Héloïse, tu ne dois plus publier sur internet. J’avais pourtant ce récit au bout des doigts, celui que vous êtes en train de lire. A une autre époque, je me serais probablement mise à pleurer, mais j’ai pris l’habitude, avec l’âge, de ne plus me préoccuper des concepts sur lesquels je n’ai aucun pouvoir, comme cette froide vérité énoncée par la nana de l’hébergeur aussitôt contactée par mon mec, lui, qui gère les trucs chiants que je refuse de faire:

– Non, il n’y a aucun moyen de retrouver les contenus monsieur. Et si vous souhaitez récupérer le nom de domaine, il faudra payer l’amende. 

Avec l’âge, je ne me préoccupe plus des concepts contre lesquels je n’ai aucun pouvoir, mais cet oubli, je pouvais le réparer, cette barrière que j’avais moi-même forgée, je pouvais la déglinguer. Ouais, enfin, à condition de payer l’amende et de remettre la main sur ces foutus textes éparpillés dans mes ordis, classés avec la même rigueur que les fringues de ma fille dans l’antre qui lui sert de chambre.

Ce vendredi matin, premier jour d’un nouveau week-end. Elle était loin ma micro-dépression de pâques. J’ai pris un petit-déj à rallonge, commencé ce troisième tome de Murakami qui m’attendait depuis longtemps. J’ai sorti le chien et admiré les jeunes pousses qui avaient finalement accepté de sortir de terre. J’ai ouvert la fenêtre parce que l’automne semble flancher un peu. J’ai repensé à l’Ukraine, à Gaza et au petit Emile. J’ai repensé à toutes ces choses sur lesquelles, toute seule, je n’ai aucun pouvoir et, juste comme ça, j’ai repensé à vous. Et puis, j’ai écrit cette conclusion que des internautes, comme des vieux potes qu’on n’a pas vus depuis longtemps, ont lu jusqu’au bout en se disant peut-être, “tiens, cette fille du net, je l’avais oubliée, mais je suis content de la revoir.”