Un après-midi presque printanier, je dégustais mon café au lait en me brûlant délicieusement le bout des lèvres. Appuyée contre la fenêtre du salon, j’observais mon jardin, attendant, comme un gosse le soir de Noël, que les saints de glace traversent le calendrier pour me permettre d’installer, enfin, en pleine terre, les plants de tomates qui, soit dit en passant, ont bien grandi depuis mon dernier récit.
Sur l’immense magnolia qui domine le jardin, un nouveau couple de pigeons a pris ses quartiers dans le nid confectionné sous mes yeux il y a déjà deux générations. Un troisième printemps dans cette maison, un troisième couple dans ce nid qui, à mon avis, mériterait une bonne rénovation, si j’en crois le balancement périlleux que fait sa façade ouest à chaque coup de vent. Mis à part les merdes prodigieuses qu’ils produisent régulièrement en s’abattant sur ma terrasse, avec la même envergure qu’une bonne chiasse de lendemain de cuite qui éclate dans la cuvette des chiottes, j’aime bien ces pigeons. Avec Binôme, on les a baptisés les Pee-John. Oh, je sais bien que leur donner un nom c’est commencer à les apprivoiser et j’ai parfaitement conscience que la plupart des gens considère ces volatiles comme les équivalents aériens des vulgaires rats d’égoût, vils porteurs de maladies, bouffeurs de poubelles.
J’en étais tout à ma contemplation solitaire quand mon cul s’est mis à vibrer. Enfin, la poche droite de mon jean si je dois être précise. Un SMS. Une copine : « Toujours ok pour déjeuner ensemble demain midi? »
Dur retour à la réalité. Quoi ? C’est déjà demain ? Je me creuse la tête en me demandant de quand date le projet de déjeuner ensemble elle et moi. Au moins dix jours. J’avais accepté, je l’aime bien cette copine. Positive, joyeuse, combative. Je passe toujours un moment agréable avec elle, et puis, il y a dix jours, quand la date me semblait encore lointaine, je m’étais dit que c’était une bonne idée, que j’aurais sûrement envie de papoter un peu. Pourtant, en un quart de seconde, se sont enchaînées une dizaine d’excuses plus ou moins crédibles pour annuler. “J’peux pas, je dois surveiller les Pee-john” me parut être franchement insultant. J’avais toujours l’option du “désolée, finalement, je ne suis plus dispo” simple et efficace, argument acquis avec la maturité. Il est vrai que cela fait plusieurs années que j’ai compris que les mensonges dénués de détails étaient les plus acceptables. Et puis, aurait-ce été un mensonge ? Après tout “ne pas être dispo” pouvait signifier ne pas être mentalement dispo. Si je voulais annuler, c’est que mon esprit n’y était pas. Pratique cette notion de disponibilité.
Indiscutable.
Indiscutable et récurrente. Parce qu’en vérité, elles vont être plusieurs à se demander si je ne parle pas d’elles. Cela fait plusieurs années que la flemme des autres s’est invitée dans ma vie et, force est de constater qu’elle se développe, sournoise et silencieuse, comme les racines d’un arbre colonisent peu à peu le terrain sur lequel il pousse.
Désormais à quatre pattes sur la terrasse, j’étais en train de brosser les merdes des Pee-John en me demandant comment j’avais fait pour devenir cet être solitaire, cet individu qui se débrouille très bien en société mais qui trouve ça de plus en plus chiant?
Je me suis assise sur le bord de la terrasse, j’ai jeté la brosse dans le seau d’eau savonneuse. Je regardais fièrement les lames de bois lisses et commençais à me demander si je n’allais pas brosser ces cailloux. Ils étaient franchement crades par comparaison. C’est là que je l’ai aperçue : assise en tailleur sur le banc en palettes, son sweat à capuche, les joues roses d’amour et le regard pétillant. Ses cheveux méchés accrochés à la va-vite ondulaient dans la brise. A quelques rides et kilos près, c’était moi. Avec dix ans de moins. Je traversais un vrai moment de grand soleil, c’était chouette. Je crois bien que j’étais belle. J’étais donc là, assise sur ma terrasse, les mains pleines de fiente, épiée par moi-même, mais qui était un peu une autre aussi. Parce que, quoiqu’en dise Céline, on change ! Tabernacle !
Je ne sais pas depuis combien de temps elle m’observait, mes gestes et mes pensées, rien ne lui échappait.
– T’envisages réellement de brosser tes cailloux là ?
– Ce serait quand même plus joli, non ?
Comme l’ancienne moi aimait déjà que ce soit joli, elle a acquiescé mais a quand même ajouté:
– Les autres, ils vont te prendre pour une cinglée. Tu le sais ça, n’est-ce pas?
Les autres… Elle n’était pas là par hasard. Elle savait que le sujet qui m’animait alors était précisément celui-là : les autres. Je l’ai laissée là et je suis remontée au salon, j’ai saisi mon carnet et me suis mise à relire mes dernières notes. L’enfer c’est les autres, citation de Sartre sur laquelle j’avais déjà laissé mon esprit divaguer. S’y succédaient ensuite une série de questions ou de remarques en tout genre. Les autres. Mes autres.
Le ventilo de mon disque dur interne s’est mis à souffler alors qu’il projetait, en accéléré, des dizaines de visages et autant de situations : Les filles, Binôme, mes amis, ma famille, mes élèves, les collègues, les filles de la danse, celles que j’accompagne dans leurs projets littéraires, les habitués des terrasses, les commerçants, mes voisins…
Un cri venant du dehors m’a alors tirée de mes pensées. Un cri déchirant. C’était l’un des Pee-john. Sur une branche, celle que j’imagine être Madame Pee-John, regardait, dépitée, ce qui restait de son doux foyer : le vent avait eu raison de leur héritage familial. Ce qu’on pourrait alors qualifier de tas de brindilles, plus ou moins organisé, jonchait l’angle droit de la terrasse.
Le ronflement de la bouilloire se mit à retentir dans la cuisine. Je ne me souvenais pas l’avoir actionnée. D’ailleurs, à bien y réfléchir, je n’étais pas repassée par la cuisine.
– T’as plus de lait ?
Les cheveux détachés cette fois, et légèrement plus longs, un grand gilet gris informe sur le dos, une autre moi venait de faire son apparition.
Elle vivait en 2020 et l’assignation à résidence questionnait son besoin de se frotter au monde. C’était l’époque où l’on ne savait plus ce que “l’essentiel” voulait dire, une époque où nos autres n’existaient plus qu’à travers nos écrans, une parenthèse de solitude dans un monde de sur-sollicitation. On avait trouvé ça cool cinq minutes et puis finalement des tas de gens, même ceux dont on subissait la présence, avaient fini par nous manquer : les gosses dans les restaurants, certains collègues auxquels on évite d’associer le “ça va?” à nos salutations quotidiennes sous peine d’avoir à écouter leur réponse et ce voisin lubrique dont les œillades sans subtilité suffisent à nous donner la gerbe.
J’ai versé une dose de lait dans le mug posé sur la table et jeté un coup d’œil à cette nana, cet individu qui se débrouillait très bien tout seul mais qui trouvait ça de plus en plus chiant. Je ne pouvais pas grand-chose pour elle, alors j’ai embarqué mon carnet, mon mug et suis retournée sous mon magnolia. Chacun sur une branche, les Pee-John étaient dévastés. Où allaient-ils mettre au monde les enfants Pee-John ? Ils étaient devenus des sans-nid-fixe et ça me brisait le cœur. Mais consciente que, pour eux non plus, je ne pouvais pas grand-chose, j’ai repris mon carnet. L’enfer, était-ce les autres ? Le bruit des autres ? Leur banale universalité ? Leurs regards posés sur moi ? Ce qu’ils attendaient de notre relation ? Ou plutôt ce que je pensais qu’ils attendaient de moi ? La tête pleine de toutes ces questions, j’ai levé les yeux vers le banc en palettes, y trônait encore cette ancienne moi, heureuse et insolente, toujours assise en tailleur au milieu de mon esprit. Quand elle a pris la parole, je savais déjà ce qu’elle allait dire.
– Le seul regard qui te pèse, c’est le tien. L’enfer, ce sont tes autres toi.
Elle avait raison, cela faisait plusieurs années que la flemme de moi s’était invitée dans ma vie. La fatigue mentale de cet éternel jugement que je portais sur moi-même après chacune de mes interactions sociales. J’ai glissé la main dans ma poche arrière pour répondre à mon amie que, bien-sûr, j’étais toujours dispo, quand, venant du ciel, et sans prévenir, un objet a plongé en plein milieu de ma tasse de café, inondant mon carnet. Les premières notes du présent texte commençaient déjà à s’effacer. J’ai levé les yeux et froncé les sourcils vers ces volatiles à la con, ces équivalents aériens des vulgaires rats d’égoût, vils porteurs de maladies, bouffeurs de poubelles.
Et si l’enfer c’était de se faire éclabousser par la merde des autres ?