Toute raison gardée


C’était un soir d’automne, le début de cette époque de l’année où il ne fait plus assez chaud pour la petite robe noire mais pas encore assez froid pour le manteau en laine. Je portais donc un entre-deux avec lequel je crevais de chaud à l’intérieur et je claquais des dents à chaque fois qu’on sortait fumer une clope. 

On venait de quitter le hall de la gare, on n’avait pas pris de train, non. Je devais juste récupérer une bouture de monstera que j’avais laissé pousser dans un casier cadenassé sur le quai A. J’étais assez surprise de voir à quel point elle s’était développée. Dans le noir et sans aucun soin depuis un temps indéterminé, elle avait pourtant un noeud de racines incroyable. Les poches de mon mec étant nettement plus grandes que les miennes, puisque lui, il avait ressorti son blouson depuis plus d’une semaine, on a calé le petit verre à moutarde Dark Vador dedans, en prenant bien garde de laisser sortir la tige de sa poche.

 – On va boire un coup avant de rentrer ?

 – Ok, mais tu fais bien attention à mon bébé plante hein ?

Il m’a fait son sourire rassurant, genre “t’inquiète, il est entre de bonnes mains” et il a traversé la rue, nous ouvrant le chemin vers ce bar que je n’avais jamais remarqué et dont la terrasse était particulièrement animée et… bondée de fausses blondes pulpeuses. Depuis que j’ai décidé d’assumer mes cheveux blancs, j’ai le sentiment que le monde est rempli de fausses blondes. Je porte évidemment sur elles le même regard intolérant qu’un ex-fumeur devant un cendrier qui déborde. 

J’étais coincée au carrefour entre la rue des anciennes moi et l’avenue de la supériorité. Au loin, je distinguais le panneau de la mauvaise foi et de la jalousie de celle qui assume mais pas trop. Pendant ce temps, mon mec, lui, ne remarquait pas mes tourments et, à ma grande surprise, il s’est approché d’un des groupes de décolorées pour claquer la bise à deux d’entre elles. Comment connaissait-il ces meufs ? Et c’était quoi ce geste là ? Je n’avais pas rêvé, cette pouffe venait bien de lui passer la main sur l’avant-bras, non ? Et lui ? Qu’est ce qui lui prenait ? La serveuse s’est approchée,

Légère et court vêtue, elle allait à grand pas, 

Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, 

Cotillon simple et souliers plats.

Il l’a attrapée pour lui passer commande, les yeux rivés sous le cotillon.

Passablement énervée, je l’ai suivi jusqu’au petit muret qui bordait la terrasse. Là, une autre meuf, brune celle-là, s’est installée à côté de lui, cuisse contre cuisse. Elle avait osé la petite robe noire, cette connasse, et tremblotait exagérément pour attirer son attention. Il m’a regardée puis a posé tranquillement son bras autour d’elle.

 – Euh ? Tu m’expliques ? Il se passe quoi là ? 

Il a resserré son étreinte pour la réchauffer, la tige de monstera pliait dangereusement, et un sourire démoniaque, que je ne lui connaissais pas, est apparu sur son visage.

 – Arrête Hélo. Joue pas les étonnées. Ça fait des mois qu’il n’y a plus rien entre nous.

Je n’avais rien vu venir. Des mois ? Et cette façon cruelle de m’annoncer la nouvelle, c’était pas lui. Autour de moi, toutes les pouffes s’agitaient et riaient, on aurait dit une nuée de mouettes autour d’un bateau de pêche. Ma tête tournait. Il fallait que je me barre de là, nous avions besoin d’une conversation, mais j’étais incapable de rationalité. Mon amour propre voletait au-dessus de la terrasse et, au lieu de me guider vers chez moi, il prenait un malin plaisir à me regarder souffrir. La scène ne devait pas être assez humiliante alors je me suis jetée au sol, pleurant à chaudes larmes devant toutes ces mouettes peroxydées et surtout devant mon mec, hilare, qui buvait sa pinte entre deux confidences que lui faisait  à l’oreille sa voisine de muret. 

C’était un soir d’automne mais je commençais à avoir trop chaud. Je sentais mon sang circuler dans mes tempes et de grosses gouttes perlaient sur mon front pour terminer leur route le long de mes joues, devenues le confluent de mes larmes et de ma sueur.

J’ai ouvert mes yeux humides, perdue dans cette brume, celle où ni tout à fait endormi, ni vraiment réveillé, on erre entre le rêve et la réalité.

Ses jambes emmêlées aux miennes, sous le plaid gris du canapé, mon mec m’observait, le front plissé.

 – Ça va ?

Perdue dans cette brume, ni tout à fait réveillée, ni vraiment endormie, je ne parvenais pas à quitter mon rêve et je me suis mise à pleurer. J’errais entre mon ressentiment onirique et ma réalité apaisante. 

 – De quoi t’as rêvé encore ?

Parfaitement réveillée cette fois, je me suis redressée brutalement.

 – T’étais horrible.

 – Ce n’était pas moi. C’est ton cerveau. J’y peux rien. Allez, viens par ici…

Mon mec est un petit dormeur et il ne se souvient jamais de ses rêves. Je suis son exact opposé. Je m’endors aussi vite qu’une lampe dont on actionne l’interrupteur et je produis autant de rêves qu’un politique peut déblatérer de conneries.

Je rêve de tout ; de ce que j’ai fait dans la journée, de ce que je ferai le lendemain.

Je rêve des miens, je rêve des cons, je rêve surtout d’anonymes. 

Je rêve de cul, je rêve d’amour, je rêve de lui. 

Je replonge dans les maisons que j’ai habitées, j’y découvre souvent une pièce cachée que je n’avais jamais remarquée. 

Je rêve que je vole, avec des ailes ou en brasse coulée à travers les nuages. 

Je reste coincée dans une quête chronométrée… récupérer les filles à la garderie ou être à l’heure à un rendez-vous, 

Je suis à l’école sans culotte, avec une petite jupe plissée.

Je rêve de taf, je rêve d’écriture, je rêve de mes victoires. 

Je rêve mes doutes et mes angoisses, je trie mes hontes et je règle mes conflits. 

 

La plupart du temps, mes images nocturnes se sont effacées avant même que l’eau ne frémisse dans la bouilloire. La plupart du temps. Mais il arrive cependant que toutes ces petites choses que je n’ai pas encore réglées et qui me sont apparues en songe, viennent résonner dans ma tête pendant plusieurs jours. Raisonner dans ma tête…

 – Bonjour Maman. Déjà sur ton ordi ? Qu’est-ce que tu fais ?

Mon petit-déj à peine avalé, j’avais listé, dans mon carnet, tous les mots importants de mon rêve du soir précédent. J’ignore comment faisaient les rêveurs avant internet car, quand ma fille est descendue dans la cuisine, j’étais déjà sur InterprétationDesRêvesALaCon.com pour essayer de comprendre le message envoyé par mon inconscient. Séparation – adultère – trahison – humiliation et j’avais même ajouté “monstera” m’imaginant que la présence d’une plante pourrait apporter quelques nuances.

Intéressée, elle s’est installée en face de moi, a versé le reste de la cafetière dans sa tasse et a rebondi sur le sujet.

 – Maman, tu te souviens de ce cauchemar que j’avais fait ?

 – Celui où j’étais super méchante ?

 – Le monstre des Winx ! T’étais devenue le monstre des Winx ! Tu t’approchais de l’école. On était tous cachés sous les tables. Si je me concentre, je peux encore revoir les images. 

Je me souvenais parfaitement de mon interprétation de son cauchemar à l’époque, quand, le visage en larmes, elle m’avait rejoint sous la couette en plein milieu de la nuit. Elle avait à peine 8 ans, mais c’était l’aînée de la famille, et la présence de sa petite sœur me faisait bien souvent oublier qu’elle n’était pas bien grande, elle non plus. Cette nuit-là, bercée par sa respiration apaisée, j’avais pleuré tous mes ratés de maman. 

 – Tu veux pas regarder la signification pendant que t’y es ? 

J’avais éteint mon ordi, elle me suivait dans le couloir.

L’eau de mon bain était à température, je m’apprêtais à m’y glisser, ma fille insistait.

 – Attends, je vais regarder sur mon téléphone, je reste avec toi. Maman ? Laisse moi entrer.

Je commençais à me demander qui était le monstre de l’autre.

L’eau de mon bain était à température, je lui ai donc claqué la porte au nez.

Je me souviens d’une époque où je rêvais de ce que je n’avais pas. Je rêvais d’un amour fou et d’une reconnaissance professionnelle. Je rêvais de la maison parfaite et de la vie douce qui m’attendait. Chaque soir, juste avant de m’endormir, je me faisais des films romantiques dont j’étais bien sûr l’héroïne. Je fermais les yeux et j’y pensais assez fort pour orienter tous les films qui rendaient mes nuits tellement plus belles que mes jours.

Je me souviens de cette époque, pas si lointaine où j’avais besoin de rêver.

Une vingtaine de minutes plus tard, propre et presque détendue, une serviette autour de la poitrine, j’ai attrapé le tee-shirt de mon mec et, non contente d’avoir séché le miroir embué avec, je me suis mise à nettoyer les traces de dentifrice sur le robinet, j’étais sur le point de frotter les chiottes pour clôturer définitivement ma vengeance, mais un visage m’a arrêtée. Mon visage. Celui de ma raison. Celui avec lequel il m’arrive de prendre rendez-vous, quand il est temps de remettre certaines pendules à l’heure.

Que mon mec me quitte pour une autre, que mes proches traversent des dangers ou que je me retrouve en jupe plissée devant une assemblée étaient des éventualités. Mais est-ce que j’allais laisser mes mauvais rêves biaiser ma réalité ? 

J’ai attrapé mon téléphone pour envoyer un message à mon mec:

 – On se fait une terrasse, quai de la gare, ce soir ?

Provoquer les choses pour conjurer le sort.

 – Ok. T’amènes ta plante, je m’occupe des blondes ?

J’ai relevé la tête vers le miroir, je me suis souri avec complicité et j’ai repris son tee-shirt. Je t’en foutrais des blondes !