– Et là, y a la piscine. Enfin… Piscine… Façon de parler parce qu’en réalité, c’est plutôt une rivière artificielle, tu vois ? Y a un courant qui t’embarque et tu peux te laisser flotter entre des îlots en fausse pierre mais ils font super vrais. L’eau est hyper chaude en plus. Et puis, y a le club enfants, je t’en ai parlé du club enfants ?
Non, elle ne m’avait pas parlé du club enfants et, évidemment, j’en avais strictement rien à foutre. Seulement, je n’allais pas lui dire et les dix prochaines minutes seraient donc aussi chiantes que les deux heures qui venaient de s’écouler puisque, visiblement, elle avait très envie de me parler du club enfants.
Je suis spécialiste pour me fourrer dans des situations insupportables avec des gens que je n’ai pas choisis, à faire des choses que je ne veux pas, juste parce que j’ai toujours été incapable de dire non à qui que ce soit. Hortense est une de mes collègues, ça fait trois ans qu’elle est arrivée dans mon école et sa classe jouxte la mienne. Ça fait trois ans que je me demande ce qu’elle fout là. Même ses élèves de 8 ans ont compris qu’elle est une erreur de casting. Elle pratique la pédagogie du paillasson. Quoi ? Tu connais pas le concept ? Elle m’a expliqué que ça consiste à imaginer le contenu de sa journée de classe, chaque matin, le temps de s’essuyer les pieds, avant de franchir la porte de sa salle. Tous les midis, à la pause déjeuner, j’attrape un sandwich ou une boîte de restes que j’engloutis, assise à mon bureau, face à la classe vide, pour préparer mes cours ou corriger les cahiers. Et chaque midi, elle passe devant ma porte, son sac de sport sur l’épaule pour enchaîner les longueurs à la piscine ou les séances d’abdos fessiers au basic fit du quartier. T’es sûre ? Tu veux pas venir ? Ça te ferait du bien tu sais… Et tous les midis, mon sourire social aux lèvres, je lui réponds que j’ai du travail, mais qu’un jour peut-être…
La récré du lundi matin est la pire de la semaine. Par un malheureux hasard (ou une stratégie efficace de mes autres collègues), on est de service toutes les deux, et, au fil de nos aller-retours au milieu des cris des enfants, j’ai droit aux récits détaillés de ses rendez-vous Tinder du week-end. Et, le moins qu’on puisse dire, c’est que Hortense n’a aucun filtre : Non, mais je te jure, une bite comme ça (les mains écartées pour me donner une idée précise des mensurations du monsieur).
J’ai bien tenté de négocier avec les autres instits pour changer mon jour de surveillance, mais, comme d’habitude, leurs arguments m’ont semblé plus forts que les miens. Ça fait trois trois ans que je passe mes récré avec Samantha Jones, ça fait trois ans que, tous les lundis matins, je m’assure que les oreilles des petits élèves soient suffisamment éloignées pour ne pas entendre tout ce que leur maîtresse met dans sa bouche. Et ailleurs.
En me réveillant vendredi dernier, je m’étais réjouie à l’idée qu’on soit enfin en vacances. J’allais profiter de deux mois sans récits de levrettes maladroites. Seulement, elle m’avait choppée à 16h30, pendant que les élèves se rangeaient sagement dans le couloir : On ne part pas sans prendre un verre hein? Dépêche-toi de prendre tes affaires, on se retrouve sur le parking. Sa classe était déjà fermée à clé, son cartable à la main, elle allait quitter l’école aussi vite que les mômes pour n’y revenir que deux mois plus tard. Prise de court, je n’avais pas eu le temps d’élaborer d’excuse et je me retrouvais là, en terrasse, à l’écouter me faire l’éloge du club enfants où elle se débarrasserait de son petit garçon pour se faire culbuter par les papas célibataires qui fréquentaient les resorts avec les mêmes intentions qu’elle. Cette année, The place to bite, ce serait Djerba. Elle venait de saisir son téléphone pour me montrer l’hôtel dans lequel elle séjournerait. Je regardais sa bouche s’agiter, son rouge à lèvres avait filé dès son premier Spritz, il lui restait une trace entre le nez et la bouche. Je trouvais ça suffisamment drôle pour ne pas avoir envie de lui dire.
– Attends, je vais au pipi room. Je te montre les photos des animateurs après.
Oui, va au « pipi room »… J’en ai rien à branler des animateurs de ton club all inclusive, le bar à volonté, ta rivière à deux balles et j’emmerde tous les connards qui se parquent sur des transats en photographiant les boudins qui leur servent d’orteils pour alimenter leurs comptes en ligne. Va au Pipi Room.
J’ai eu une pensée rapide pour ma copine Flo qui ne se serait pas contentée d’un sourire hypocrite mais qui aurait dit tout haut ce qui se passait dans ma tête depuis le début de ce verre de fin d’année. D’ailleurs, elle ne se serait même pas retrouvée dans cette situation, elle ! Si elle bossait avec Hortense, elle aurait monté un club de féministes en culottes courtes, l’aurait animé pendant toutes les récréations et n’aurait jamais eu à écouter une seule histoire de vulve qui gratte ou de poils au cul.
Les touristes n’étaient pas encore arrivés et la terrasse était calme. Le soleil ne tarderait pas à décliner, mais il chauffait encore l’atmosphère et quelques baigneurs s’attardaient sur le sable. Un mélange d’iode et de crème solaire a effleuré mes narines, l’odeur des vacances, souvenir olfactif de mon enfance. Mes yeux ont quitté la plage pour se projeter plus loin, vers l’horizon. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas laissé embarquer par le spectacle de l’océan. Depuis presque vingt-cinq ans, je vis en Bretagne. Plus de la moitié de ma vie. Ce décor, c’est devenu mon quotidien. Je sais que si je ne le regarde pas aujourd’hui, ce n’est pas grave, il sera toujours là demain. Je me suis demandé si les parisiens contemplaient toujours la Tour Eiffel. L’habitude tue l’émerveillement.
– On se reprend un verre ?
Miss Djerba était de retour. De toute évidence, elle avait croisé un miroir : non seulement elle avait nettoyé sa moustache, mais en plus elle s’en était tartiné une nouvelle couche. J’estimais que j’avais fait ma part et je savais bien qu’elle saurait trouver quelqu’un d’autre pour prolonger sa soirée si c’était vraiment nécessaire.
– Désolée, faut que je file. Je dois récupérer Joséphine. Elle est en train de m’attendre chez son père.
– T’as raison. De toute façon, je me lève tôt demain et j’ai pas encore bouclé mes valises. Au fait, je ne t’ai pas demandé, qu’est ce que tu fais pendant les vac? Tu vas où?
C’était la troisième personne qui me posait cette question ce jour-là et ma réponse avait, à chaque fois, suscité une grande incompréhension. Je pressentais donc sa réaction mais comme “dans ton cul” n’était pas vraiment acceptable d’autant qu’il n’y aurait pas beaucoup de place pour moi à cet endroit, je lui ai dit la même chose qu’à tous les autres:
– Euh, ben, je ne vais nulle part. Je vais rester dans le coin.
– Attends ? Pendant tout l’été ?
– Oui. Et voilà, comme les autres, incompréhension.
– Mais tu vas te faire chier !
On vit dans une région où les gens viennent en vacances. Je vis à quelques dizaines de kilomètres du camping où j’ai passé mes étés d’ado. Ça fait vingt-cinq que je suis en vacances. Pourquoi faudrait-il absolument partir ailleurs ? Les gens claquent leur tune dans des lieux bondés parce que c’est ce qu’il faut faire. Le français moyen a droit à ses congés payés et l’imaginaire collectif, depuis près de cent ans, lui dicte ce qu’il doit faire de ses trois précieuses semaines : les routes bouchonnées, les péages saturés en CO2 et les pauses pipi aventureuses. Une location hors de prix et des journées entassés dans les lieux culturels locaux. Les gens partent en vacances pour la même raison qu’ils mangent du poulet frites le dimanche midi : pour faire comme tout le monde et se sentir exister dans leur banale humanité.
– Mais tu bouges pas du tout, du tout ?
Si. Dans ton cul…
– Tu sais, c’est important de changer d’air. De faire des trucs différents.
Ah ben comme dans ton cul.
Rester chez moi me semble tout à fait acceptable mais, pour éviter un débat inutile, j’ai ajouté que j’envisageais d’aller sur Libourne ou Aurillac pour me faire quelques spectacles d’art de rue, que je me ferais sûrement une thalasso avec ma frangine et qu’avec mon mec, on a des invit’ pour deux trois festoch mais que rien n’est vraiment arrêté. Aucune de ces informations n’est mensongère, même s’il est fort possible que, finalement, je décline tous ces possibles au profit de ma glande à domicile, alors pour terminer de la convaincre, j’ai avancé cette excuse que j’utilise parfois pour esquiver des invitations:
– Oui, faire des trucs différents. Je suis d’accord avec toi. C’est pour ça que je vais aussi profiter de ce temps libre pour avancer sur mes projets personnels.
– Ah ouais ? De quels projets tu parles ?
Je trouve ce terme de projet parfait pour la situation, il fait à la fois sérieux et énigmatique ce qui me permet de ne pas développer davantage.
– Je t’en parlerai à la rentrée, en fonction de mon avancée.
J’ai conclu l’échange par ce clin d’œil complice que je maîtrise à la perfection et qui coupe court à toute conversation puis je suis montée dans ma voiture en lui promettant que, oui bien-sûr, on se contactait à la pré-rentrée pour l’apéro de reprise.
…
En me garant devant chez Antoine, j’avais déjà oublié Hortense, les prénoms de mes élèves et le chemin qui menait à l’école. J’étais en vacances et huit semaines de rien s’offraient à moi. Pas de réveil, pas de prép de cours, aucune conversation subie avec des humains relous. des humains. Je venais de sortir mon carnet pour y poursuivre ma liste d’arguments anti voyage mais je n’ai pas eu le temps d’y inscrire la moindre lettre :
– Salut mère !
Un sac sur le dos, un autre sur l’épaule et sa valise à roulettes derrière elle, Joséphine est apparue à la fenêtre de ma voiture pour le bisou des retrouvailles. Enveloppée par le nuage de parfum qu’elle venait de décharger autour de moi, je l’ai regardée à travers le rétroviseur poser ses affaires dans le coffre. Des années que mes enfants sont devenus nomades, navigant chaque semaine de chez Antoine à chez moi, transportant, tous les week-ends, la quasi intégralité de leurs affaires. Des années et ces transhumances régulières ont enfin cessé de me culpabiliser. Joséphine a désormais toutes ses dents. Ses couettes ont laissé la place à des expérimentations capillaires variées et je n’ai plus besoin de l’aider à transporter sa chambre vingt-six fois par an.
– T’as vraiment besoin de tout ça ?
– Ben oui. On sait jamais.
– On sait jamais quoi ?
– Ben, en fonction de mes out-fits. Je sais pas, d’avance, comment je vais avoir envie de m’habiller.
Oui, Joséphine a seize ans…
– Bon, tu montes ?
– Ben. Tu veux pas descendre deux minutes ? Papa voulait te parler d’un truc.
Je n’avais pas tellement envie de descendre “deux minutes”, je voulais rentrer chez moi, retrouver mon mec et profiter enfin de cette première soirée des grandes vacances, j’étais en train de réfléchir à une excuse quand Antoine est sorti de sa maison. Sa maison à lui. Sa maison avec mes filles. Le temps n’a pas vraiment eu de prise sur lui, il vieillit assez bien, toujours athlétique à la veille de ses 50 balais.
– Tu viens boire un coup ?
Il nous arrive de prendre le temps de discuter autour d’un verre ou d’un café selon l’heure à laquelle nous nous croisons et quand on est, l’un et l’autre, dans de bonnes dispositions. Nous avons tenu notre promesse de maintenir une communication régulière et intelligente. Nous savons les dommages irréversibles que peut causer une séparation violente, et nous sommes parvenus, à quelques incidents près (parce qu’on n’est pas si souvent que ça dans de bonnes dispositions au même moment), à éviter à nos filles d’avoir le sentiment de devoir arbitrer les échanges de leurs parents.
– C’est gentil, mais j’ai les courses dans le coffre, il faut que j’aille mettre tout ça au frais assez vite.
Joséphine a fermé le coffre d’un coup en m’entendant mentir et s’est installée à mes côtés.
– Je voulais savoir comment on s’organisait pour les vacances. J’irais bien en rando avec Ségolène. Et oui, Joséphine, je voudrais que tu viennes avec nous ! Ça te fera pas de mal de te bouger un peu les fesses.
Elle venait de me couvrir pour les courses, j’ai donc interrompu Antoine:
– Mais, elle se bouge les fesses figure toi ! Elle s’est mise au footing et je te rappelle qu’elle a de plus en plus de clients pour son dog sitting. Il a levé les yeux au ciel, incrédule, et a poursuivi :
– Tu pars où, toi ? Et quand ?
Et encore un…
– Nan parce que bon, faut que je m’organise. J’ai pas posé encore exactement mes semaines. Faut que je vois avec mon collègue. Et puis toi, t’es prof, t’as tout l’été donc bon.
Oui, je suis prof. J’ai tellement de chance… On recrute si vraiment ça te tente.
– Je n’ai rien de prévu de spécial.
Depuis notre séparation, Antoine a emmené les filles en voyage régulièrement. Pas un hiver sans ski, pas un été sans camping et pas une année sans prendre l’avion. A part quelques week-ends chez ma soeur et une virée chez Disney (où il est désormais évident que je ne mettrais plus jamais les pieds), moi, je ne les emmène jamais nulle part. Il fait parfois de l’humour à ce sujet, mais je sais bien que dans toute blague, il y a toujours une petite pointe de vérité.
– Y a que moi qui paie des vacances aux filles, c’est ça ?
Oui. Tu es le meilleur parent des deux. Moi je vais enfermer Joséphine dans sa chambre à chaque fois qu’elle sera chez moi et j’ai envoyé Louise de force en saison pour qu’elle remplisse mon compte en banque.
– Écoute, on ne conçoit pas les vacances de la même manière. On va faire des trucs avec Joséphine. On ira même sûrement rendre visite à Louise. Mais non, je ne ferai pas de rando dans les Pyrénées.
J’ai bien intégré les conseils de ma copine Stéphanie, formatrice en communication non violente. Je n’ai pas senti monter de chaleur dans mes joues et j’ai réussi à garder un ton plutôt neutre, presque agréable. Je m’en félicitais quand Ségolène a fait son apparition derrière Antoine, le corps ferme dans sa tenue de fitness moulante. J’ai redémarré la voiture et n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter, d’une voix bien audible du couple tout droit sorti d’une pub Décathlon:
– Et puis, de toute façon, j’ai des projets sur lesquels je dois bosser. Alors, prends tes vacances quand tu veux, je m’adapterai.
– Merci Maman. C’est gentil. Je l’adore Papa, mais il est relou avec ses rando, son sport et ses trucs healthy.
– Joséphine, je suis d’accord avec lui. Tu passes trop de temps dans ta chambre, les yeux rivés sur tes écrans. C’est pas sain et ça me plait pas d’avoir à lui mentir. Va falloir que tu te bouges un peu.
– Ah bon ? Ça te plait pas de lui mentir ? T’as peur que les glaces fondent dans ton coffre peut-être ?
– Ça n’a rien à voir. Ce mensonge là ne te concerne pas. C’est juste que là, je suis claquée et que j’avais pas envie de boire un kombucha avec Véronique et Davina !
– Avec qui ? C’est quoi tes réf de daronne ?
– Personne. Laisse tomber.
Je regrettais déjà ma comparaison. Je venais exactement de faire ce qu’il ne fallait pas : avoir des paroles désobligeantes à l’encontre d’Antoine, devant notre fille. Elle n’a pas eu l’air de s’en formaliser, elle a pris le contrôle de l’autoradio et a lancé l’album d’Orelsan. Nous avons quelques artistes préférés en commun, les seuls autorisés quand on est ensemble en voiture.
– Alors, c’est quoi tes projets ?
– De quoi tu parles ?
– Ben, ce que t’as dit à Papa. Tes projets pour l’été. T’as dit que tu devais travailler sur des trucs. C’est quoi ?
– Oh ! Ça… Rien de sûr encore. Je te dirai quand ce sera plus clair. Tu veux pas monter le son ?
Elle s’est contentée de ma réponse et, pendant tout le trajet, on a chanté en trio avec Orel. Ce qui compte c’est pas l’arrivée, c’est la quête…
à suivre…