Un jour, à l’école, elle avait mis toute l’habileté de ses mains d’enfant de cinq ans dans la réalisation d’un magnifique poisson en carton. D’une main maladroite, elle avait dessiné les contours de la bête au crayon gris puis, avec mille couleurs étalées du bout de son index minuscule, elle s’était appliquée à lui donner vie. Elle ne s’était pas rincé les doigts entre chaque changement de couleur, si bien qu’une fois arrivée au bout de la queue, le poisson avait pris une teinte vaguement marron. Elle n’avait pas eu la patience d’attendre qu’il soit sec avant de s’atteler au découpage de son oeuvre.
De retour à la maison, à l’aide de la paire de ciseaux bleue de la cuisine, elle avait percé un trou sur le dos de l’animal. Elle n’avait pas le droit de toucher aux grands ciseaux, et en s’écorchant la paume de la main, elle avait compris pourquoi.
Un fil du canevas de sa mère lui servit de lien qu’elle enfila lentement dans l’entaille qu’elle venait de faire.
Elle contempla longtemps son chef d’oeuvre puis se faufila lentement derrière le canapé sur lequel son père dormait. Il faisait toujours une sieste avant de retourner au travail. C’est ce moment qu’elle choisit pour accrocher le poisson au dos de la veste de son père qui trônait sur la chaise de la salle à manger – sa chaise à lui, car c’était une famille où chacun avait sa place à table et qu’on n’avait pas le droit de changer l’ordre des choses.
Lorsqu’il se leva au moment de la météo sur la Une, l’excitation de la petite fille grimpa. Son ventre s’emplit d’un million d’insectes, ses joues devinrent rouges. Mais elle continua sagement la lecture de son album, comme si de rien n’était. De toute façon, son père ne la regardait pas beaucoup et n’aurait donc rien remarqué de particulier. Il enfila sa vareuse sans prêter attention au morceau de carton qui y pendait. Il avala d’un coup le café fumant que lui tendait sa femme. Dans quelques secondes, cette dernière pourrait terminer sa vaisselle et s’asseoir à son tour dans le canapé pour regarder l’épisode du jour de sa série américaine.
C’était en 1986.
Dès que son père eut franchi la porte d’entrée, la petite fille facétieuse se précipita à la fenêtre du salon. Elle le regarda s’éloigner, le poisson volant au gré du vent.
Elle sourit.
C’était vraiment un beau poisson.
L’après-midi dura une semaine tant elle attendait le retour de son papa qui, à coup sûr, aurait bien ri de la farce que lui avait faite son enfant si talentueux.
Le soir arriva enfin. La télévision, qui avait rythmé la journée, tournait toujours. Le générique de fin de Téléchat jouait ses notes mélancoliques et effrayantes. La petite fille buvait avec dégoût la soupe fibreuse que sa mère lui servait tous les soirs. En attrapant son verre d’eau, eau miraculeuse qu’elle faisait glisser le long de sa gorge entre chaque cuillerée pour effacer la saveur écoeurante de son potage, elle trempa malencontreusement la manche de son peignoir en éponge dans l’assiette creuse. Heureusement, sa mère donnait le biberon à la petite soeur encore trop jeune pour être complice. Elle essuyait discrètement sa bêtise lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir.
Elle sourit…
Son père entra dans la cuisine, embrassa rapidement sa femme sur la tête, jeta un oeil attendri sur le bébé et passa distraitement sa main sur la tête de son aînée.
Puis il se retourna pour enlever ses chaussures.
Sur la veste, le poisson avait disparu.
La petite fille ne fit aucun commentaire. Elle ne savait plus si sa plaisanterie était une idée aussi géniale que ça.
Lorsqu’il revint dans la cuisine, vêtu de son survêtement, il regarda sa fille d’un air grave et lui dit simplement:
« Ne refais plus jamais une chose pareille… »
Il posa le poisson sur la table entre les miettes de pain et la tache de soupe.
La petite fille ne souriait plus.
Mais pourtant, c’était vraiment un beau poisson.
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