J’ai toujours adoré me promener dans la foule. Tout d’abord, parce qu’être entouré de milliers de personnes est la meilleure façon de se sentir seul et isolé. La solitude possède ses vertus, surtout celle que l’on s’offre au milieu des autres…
J’aime aussi m’attabler dans les bars et regarder les clients. Comme une voyeuse.
Des vieux, des jeunes, des trentenaires qui mangent un croque-monsieur salade à 18h, des mecs tatoués, des messieurs en costume qui prennent un verre avant de rentrer, des couples attablés qui veulent juste s’aimer un peu en dehors de chez eux, un groupe d’étudiants qui sort un jeu de cartes, et ces deux-là qui finissent les mots fléchés du télégramme, abandonnés sur le comptoir par un autre client plus tôt dans la journée.
Un lieu pour tout le monde… Un lieu où l’on se montre. Un lieu où l’on regarde aussi. Je regarde beaucoup les gens. Leur allure, leurs choix vestimentaires, ceux qui les accompagnent, c’est autant de révélateurs de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils voudraient être.
Chaque anonyme transporte avec lui son univers, noyé dans une masse de milliers d’autres univers différents.
Tous différents.
Des parents (bons ou non), des frères, des sœurs, des amis, des faux-culs, des gens biens…
Multipliés par des expériences ; courtes, ennuyeuses, intenses, dramatiques ou hilarantes, des échecs, des réussites, des rencontres…
Ajoutons-y des lieux, des ambiances, des musiques ou des films, des romans lus, d’autres qu’on dit avoir lu, pour faire bien, un niveau culturel, un « rang » social », des possibilités intellectuelles, une morphologie, une santé, des fragilités physiques ou mentales…
A une époque, j’ai fait des probas. En terminale S. J’étais nulle en maths, mais globalement, ce que j’ai retenu c’est qu’avec autant de paramètres différents (et encore ma liste n’était qu’un embryon), ça a en fait des anonymes particuliers !
Ça en fait des gens à observer. Des histoires à lire…
Je connais gens de toutes sortes
Ils n’égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes*
Enfin… Nous lisons, bien entendu, que ce que chacun donne à voir, que ce que chacun accepte de montrer.
Et puis l’intimité que l’on crée avec certains, nous permet d’en lire davantage. Ces gens-là, ceux qui entrent dans nos vies, nous apprennent sur eux ce qui ne se voit pas. Ce qui les rend moins anonymes, particuliers.
Des larmes, de vrais sourires, un certain sens de l’humour, une multitude d’expressions, une façon de parler, des aptitudes, des failles, des petites lâchetés, des erreurs, des mensonges, des souvenirs honteux, des gloires, bref un passé…
Ça en fait des gens à aimer.
J’ai longtemps cru aimer beaucoup de gens. Je partais du principe que tout être était quelqu’un de bien jusqu’à preuve du contraire.
C’était d’une telle naïveté…
Parce qu’en fait il y a des tas de gens à ignorer :
Ces gens qui pensent que l’habit fait le moine,
Ceux qui estiment que si tu n’as pas le vocabulaire et le costume trois pièces, ton avis
sur le monde a moins de valeur,
Ceux qui pensent que les murs nous protègent,
Ceux qui croient que c’était mieux avant,
Ceux qui lisent les sondages,
Ceux qui réalisent les sondages,
Ceux qui choisissent ce qui passe à la télé,
Ceux qui ferment les lieux culturels,
Ceux qui ne veulent pas comprendre,
Ceux qui ferment les yeux,
Ceux qui préfèrent qu’on réfléchisse à leur place,
Ceux qui vont voter pour celui qui conservera le mieux leurs privilèges,
…
Je connais gens de toutes sortes et j’adore les regarder. Pas pour tous les aimer. Mais pour réfléchir à qui je suis. Pas pour me comparer, pas pour donner des leçons ensuite. J’aime regarder les gens pour chercher parmi leurs différences ce qui peut encore les réunir.
Et j’ai beau les regarder encore et encore, je sèche…
*Guillaume Apollinaire