Chaque matin, elle prenait ce bus de ligne pour rejoindre son lycée. Une foule d’adolescents plus ou moins malins, plus ou moins heureux, plus ou moins confiants, se pressait dans l’étroit couloir. Suspendus aux triangles jaunes, accrochés aux barres de métal froid. Tous se jaugeaient, certains se moquaient, d’autres s’embrassaient maladroitement. La plupart d’entre eux exagérait ; des rires bruyants pour se faire remarquer, des gestes amplifiés, des sentiments extériorisés. Elle ne faisait que regarder. Pas assez belle pour être populaire, pas assez drôle pour compenser. Elle était juste une élève studieuse qui ne demandait rien à personne, pas même à ses deux copains de classe, fondus dans le même moule qu’elle. Celui des jeunes qui avaient compris que leur heure n’était pas pour maintenant. Que pour le moment, il fallait étudier, faire ses preuves. Devenir quelqu’un, ce serait pour plus tard.
Un soir, ce même bus, ces mêmes jeunes, cette même mélodie continue d’hormones en folie. Une bande de gars du même âge qu’elle. Casquettes vissées sur la tête, des joggings dont une jambe relevée jusqu’au genou leur donnait l’impression d’appartenir à un vrai groupe. Pas des Blacks, pas des Beurs. Pas de clichés faciles. Non, une bande de blanc-becs en quête d’identité. Des regards à la dérobée vers cette même fille seule au fond du car, un bouquin de John Irving entre les mains. Un sourire de conspiration, l’un d’entre eux l’aborde. Il lui dit de prolonger son trajet, de descendre avec eux plutôt qu’à son arrêt habituel. Elle décline l’invitation. Elle sait. Ses mains tremblent mais elle refuse de le montrer. Elle ne les connaît pas. Elle ignore tout de leur univers. Elle ne juge pas, mais elle a peur. L’habit ne fait pas le moine, l’allure ne fait le violeur. La tête pleine de toutes ces recommandations que lui fait son père, elle attend désormais avec impatience son arrêt, tout en redoutant qu’ils ne descendent avec elle, qu’il ne la suivent, qu’ils ne lui fassent du mal. Tous la regardent ; Les autres, ceux qui sont soulagés de ne pas avoir été pris pour cible, les friands de drames, voyeurs malsains qui attendent la conclusion de l’épisode, la bande qui s’excite face au refus de la jeune fille.
L’arrêt est en vue. Deux cents mètres et elle y sera. Elle appuie fébrilement sur le bouton rouge. «Arrêt demandé», arrêt imploré, asile désiré. Debout devant la porte, les jambes en coton. Ils haussent le ton, insistent encore, commencent à se fâcher. Personne ne dit rien. Au milieu du troupeau, elle est désespérément seule. Elle retient ses larmes. Mordant jusqu’au sang sa lèvre inférieure. Digne, surtout rester digne. Les portes s’ouvrent, ils font mine de la suivre. Ils l’insultent, lui crachent dessus. Mais, à son grand soulagement, ils ne sortent pas du bus. Les portes se referment. Ses larmes coulent. Peur, honte, incompréhension. La salive malfaisante coulant le long de son dos. Sa dignité s’écoulant le long de sa colonne vertébrale.
Elle ne se retourna jamais. Marchant droit devant elle.
Cette fille au fond du bus, c’était moi. C’était en 1997. J’avais 16 ans. J’y pense encore parfois. Ils ne m’ont pas touchée. Je n’ai pas eu mal, je n’ai pas saigné. Il ne s’agit que d’un tout petit épisode sans conséquences. Remis en perspective, comparé aux milliers de filles qui, chaque jour, subissent de véritables sévices allant jusqu’à la mort, ce n’est pas grand chose. Mais pendant ces longues minutes c’était un drame, c’était mon drame. Mon regard adulte essaie encore de comprendre aujourd’hui, de leur trouver des excuses, ennui, désoeuvrement, maladresse ou méchanceté ? Ils ne se rappellent probablement pas de moi. Peut-être qu’aujourd’hui ce sont des gars biens, peut-être mêmes qu’aujourd’hui ce sont des pères inquiets pour leurs filles quand, chaque matin, elles prennent le bus. Je n’aurai jamais de réponse et je me demanderai encore souvent pourquoi et où commence la violence.