Tribulations d’un con – Chapitre 01

– Douceur de l’aube mon cul !
Quel nom de merde pour une sonnerie de réveil ! Je ne vois pas ce qu’il y a de doux à être arraché de son lit. Elle pourrait s’appeler Concerto de Batucada ou Périph Parisien, ce serait pareil. Surtout les lendemains de cuite.

Snooze numéro 1.
Mon œil gauche est tout collé. Je le sais pourtant, c’est une des règles fondamentales : toujours se démaquiller avant d’aller se coucher. Même quand on est bourré.

Snooze numéro 2.
J’ai une haleine de bouquetin et je commence à avoir envie de pisser.

Snooze numéro 3.
« Être à l’heure, c’est déjà être en retard ». Les grandes phrases de mon père…

Snooze numéro 4.
Si je mets la main sur le connard qui a inventé le snooze, je lui fais bouffer mon téléphone !

Je ne suis pas du matin. Yoga, jus de fruits frais, muesli et bullet journal comme recette du bonheur absolu… Ah Ah ! Sur Pinterest, les articles sur fond de Miracle Morning s’enchaînent : se lever tôt, c’est healthy et fashion. Se lever tôt, ça a surtout l’air cool en anglais. On est quand même, la seule espèce vivante à contrarier notre cycle naturel ! Et pourquoi on s’inflige cette torture ?

Pour l’argent.

Même les gens raisonnables, ceux qui ne désirent pas posséder plus que ce dont ils ont besoin, se lèvent pour l’argent. Parce qu’ils n’ont pas le choix. Parce qu’on a trouvé le moyen d’en faire l’ultime mode de survie.

L’argent a flingué la douceur de l’aube et l’éveil de nos sens.

Les gens du matin ne m’inspirent aucune confiance. À part peut-être les boulangers.

Je m’étire. Mon pied droit s’aventure vers des territoires inexplorés. Je frissonne. Je n’ai pas dû bouger beaucoup cette nuit, l’autre moitié du lit est aussi froide qu’une bibliothécaire frigide. J’attrape mon smartphone. Trois SMS. Une notification Instagram et deux sur Facebook. Je ne regarde pas. Je vais y rester une heure sinon. J’ai beau être enfin en vacances, j’ai un planning chargé aujourd’hui. Je m’arrache de mon oreiller, repousse la couette au bout du lit et enfile mon sweat qui traînait sur le parquet. Je glisse mon téléphone dans la poche ventrale, ouvre la fenêtre. À cette heure-ci, ma chambre est encore à l’ombre. Moi aussi.

Je sors en évitant la salle de bain. Il est bien trop tôt pour l’étape du miroir et de sa franchise douloureuse : mes rides, mes cernes, mes quarante piges en ligne de mire… Tant que je n’aurais pas avalé mon café, je ne regarderai personne en face et surtout pas moi-même !

La vaisselle d’hier traîne dans l’évier. Je déteste commencer une journée sans avoir bien rangé la précédente. Le fromage fondu a durci au fond de la casserole. J’y verse de l’eau, attrape la bouilloire et la remplis. Je cherche le sac qui contient les derniers aliments, il est près de la porte. J’en sors la boîte à café et la pose sur la table.

La façon dont les gens prennent leur café est très révélatrice de ce qu’ils sont. Prenons le fanatique de l’expresso ou du café noir ; rigoureux, travailleur et direct, il ne s’encombre pas de détails. Comme mon supérieur qui, hier matin, m’a rappelé que ma créativité était intéressante mais qu’il fallait que je m’en tienne aux Instructions Officielles. Mouais…

Il y a aussi l’adepte du petit déca, parce que sinon il dort pas ou le tricheur qui le sucre parce qu’il a gardé ses papilles d’enfant.

Moi, je prends mon café avec du lait. Un cumulonimbus de lait. Personne ne se risque à le doser pour moi. Seul mon œil expert peut juger de sa bonne coloration. D’après une étude, les buveurs de café latte seraient un peu immatures et en manque d’affection. N’importe quoi !

Je possède des cafetières à piston, mes préférées. Je dévisse le couvercle de la boîte ronde, des effluves boisés et puissants s’insinuent dans mes narines et se répandent dans mon esprit avec délice. Mes synapses s’activent les unes après les autres. Je verse trois cuillères rases de café dans le récipient en verre. Mon œil gauche s’est enfin décollé, j’allume mon enceinte et lance la radio.

Les premiers rayons du soleil pénètrent dans la pièce. La grisaille des dernières semaines m’avait légèrement sapé le moral. J’ouvre la porte-fenêtre et respire longuement. J’avale un shot de lumière avec l’avidité d’un asthmatique qui vient de retrouver sa Ventoline. Le fond de l’air est encore frais mais c’est exactement ce qu’il me fallait. Sur le bord de la terrasse, le cendrier déborde.

On a fait fort hier ! Tiens, le forsythia est en fleurs. C’est la dixième fois que je le vois s’épanouir… Je ne suis pas du matin, mais je suis du printemps, c’est indéniable.

Dans la cafetière, les grains ont enfin cessé leur course aléatoire, j’appuie sur le piston en les emprisonnant définitivement dans le fond. J’aurais pu rester grain de café moi aussi, coincée pour toujours dans le fond d’un récipient en verre. Mais non, j’ai décidé qu’aucun mécanisme ne pourrait avoir raison de ma liberté.

C’est le troisième morceau sur France Inter… Étrange. Je migre sur une autre station d’information : de la musique aussi. Nouvelle grève de Radio France. Ce n’est pas grave, je prendrai des nouvelles du monde plus tard. Aujourd’hui, je suis plus importante que le monde. Chaque chose en son temps.

Je me sers un mug et m’installe sur ma vieille banquette en cuir orangé, chinée, il y a quelques années, dans un vide grenier. Elle se marie parfaitement avec le mur devant lequel elle est placée. C’est d’ailleurs pour ce mur précisément que je l’ai achetée. Derrière la haie, j’aperçois monsieur Le Guen, le voisin. Debout, au milieu de son potager, il parle à ses légumes, sa robe de chambre pourpre lui tombant jusqu’aux pieds.

Mon ventre se met à vibrer : un message d’Emma, ma sœur.

Ravie de cette dernière soirée avec toi frangine. Les petits plongeons dans le passé font toujours du bien ! Tout bien réfléchi, je crois que, d’une certaine manière, toi aussi tu entames un voyage… L’avion décolle dans quinze minutes. Je te raconte tout au fur et à mesure. Surveille tes snaps ! Bon courage pour cette journée. Love ma sœur ! Prends bien soin de l’olivier <3

Un voyage… Ça me laisse perplexe. Elle a sûrement raison, mais je dois bien avouer que je suis un peu jalouse de celui qu’elle entreprend. Un périple sans billet de retour, à la rencontre d’autres humains et de toutes les beautés de notre planète. C’est le moment ou jamais, vu l’état dans lequel l’homme est en train de mettre son écosystème, les merveilles du monde s’éteignent peu à peu.

Bientôt, on ne voyagera plus que pour se mettre à l’abri.

Je jette un œil sur l’arbre miniature qu’elle a dangereusement laissé sous ma responsabilité pendant son absence indéterminée. Ses branches tordues lui donnent une allure fantomatique. Des petits bourgeons verts lui promettent pourtant un avenir prospère. Sous le pot rectangulaire, une copie double entièrement griffonnée de ma main attire mon attention. Je tire dessus et lis les premières lignes.

J’avais oublié ce texte mais hier soir, alors que nous terminions de vider le placard de ma chambre, Emma l’a retrouvé dans une grande boîte à chaussures.
– C’est quoi tous ces papiers ? Je les mets dans quelle catégorie ? À jeter ?
– Fais voir.

Une copie jaunie et froissée. Je l’ai reconnue immédiatement. Je me souviens de chaque ligne que j’ai rédigée puis enterrée dans cette boîte.

– C’est ton écriture, non ? Il y a une date : 25.04.1998. T’avais déjà une écriture de prof ! C’est quoi ? Je peux lire ?

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