La fille du livre


– Et alors la suite ? C’est pour quand ?

Je m’entends poser cette question régulièrement et à chaque fois, ça me trouble. Surtout quand la deuxième chose qu’on me demande c’est : « Cette fille, dans le livre, c’est toi n’est-ce-pas ? »

J’ai bien essayé de mentir un peu. Mais, de toute évidence, cette fille dans le livre, c’était moi, grossièrement moi. A part la disparition de mon fils, rien ne s’est exactement passé comme ça, mais tout a un peu existé. J’ignore quelle réponse attendent les lecteurs. Préfèrent-ils se dire que tout s’est passé comme dans le livre? Si je dis que j’ai écrit une autobiographie, ça fait de moi quelqu’un de suffisamment intéressant pour avoir des choses à raconter. Mais si, au contraire, j’avance ce roman comme une fiction, ça fait de moi un auteur intéressant, capable de créer de toute pièce une histoire qui a l’air vrai. Je ne sais pas ce qui est le plus honnête ni quelle idée est la plus séduisante à mes yeux.

Il y a quinze jours, j’étais invitée au salon du livre de la ville de Carhaix, au fin fond du Finistère. Ville néanmoins célèbre car s’y déroule, chaque année, le festival musical des Vieilles Charrues. L’espace Glen Mor, où se déroulait le salon, domine le site du festival. J’ai scruté la plaine vide de barnum, de tout humain, de toute joie… Face à l’immense prairie bordée d’arbres,  j’ai eu des difficultés à visualiser le plan du site.

« Et la grande scène, c’est où? »

« Et celle où on a vu Orelsan? »

« Ah d’accord, donc le bar n°4, c’est par là ? »

Tout m’a semblé plus petit. Les endroits vides paraissent toujours plus petits… Cela dit, je n’étais pas en terre inconnue. Je me suis revue danser sur Faada Freddy en plein soleil, manger de la tartiflette à 2h du matin ou pisser, accroupie, à côté d’un celte en kilt.

Non, je n’étais pas en terre inconnue, tous les voyants étaient au vert pour que j’enfile, avec fierté, ma cape d’auteur en devenir et que je franchisse la double porte, la tête haute et le sourire aux lèvres. Pourtant, c’est à moitié cachée par les larges épaules de mon binôme que je suis entrée dans le salon. D’un coup d’œil timide, j’ai repéré l’organisation du lieu :  A gauche, les éditeurs et là-bas, tout au fond à droite, une table en U, comme dans les banquets qui clôturent les albums d’Astérix, table destinée aux auteurs et à leurs piles de bouquins à dédicacer. Des feuilles A4 pliées en trois dans le sens de la largeur sur lesquelles étaient inscrits les noms de chaque auteur,  étaient disposées devant la trentaine de chaises qui encadraient le U. Je me suis tout de suite mise à la recherche de mon patronyme. J’avais la même appréhension que si je découvrais le plan de table du mariage de ma cousine et qu’elle m’avait choisi un vieux tonton pervers en guise de voisin.

C’est très facile de retrouver son nom dans une liste. On l’a tellement écrit ou lu dans sa vie que c’est le genre de mots qu’on ne déchiffre plus, on le reconnaît. C’est entre Meredith Le Dez et Frédéric Baptiste que je me suis finalement trouvée : Hélène Deschepper.

J’ai blêmi.

Hélène Deschepper…

Ce genre de mésaventure ne serait jamais arrivée à Aurélie Nothomb.

La gentille libraire qui gérait le site s’est confondue en excuses et a rafistolé mon prénom. Trois lettres de différences qu’elle a remplacées au feutre noir. Il y avait un pansement sur mon étiquette, comme une balafre en plein milieu du front. Réparation largement visible pour que j’hésite à en publier une photo.

Les visiteurs sont arrivés, je me suis installée derrière la pile d’exemplaires de mon unique roman, j’ai louché sur la dizaine de bouquins écrits par ma voisine. J’ai finalement ouvert mon carnet pour me donner une contenance et j’ai attendu.

Sur ma droite, trois auteurs discutaient ensemble. Ils se connaissaient. A chaque nouveau lecteur potentiel qui passait, mon voisin servait un grand sourire, suivi d’une petite phrase engageante pour conclure par le pitch de son livre en une phrase. J’étais en train de comprendre que je me trouvais dans un speed dating littéraire, mais que je n’en maîtrisais aucun code. Moi, si j’écris, c’est parce que j’ai besoin de temps pour savoir ce que j’ai à dire. Je suis de ceux qui ont une répartie exceptionnelle, mais à retardement. J’étais donc à un speed dating, mais même si je suis gentille et toute mignonne, installée entre Monica Belluci et Scarlett Johanson, je n’avais aucune chance d’emballer qui que ce soit.

Puis une dame s’est approchée de moi. Persuadée qu’elle venait choisir parmi les livres de ma productive voisine, je lui ai souri poliment et j’ai regardé ailleurs. Ma fuite ne l’a pas découragée, elle a tendu la main, saisi mes tribulations et m’a dit : « il est marrant ce titre ». Forte d’avoir observé mon voisin, j’ai lancé un vague « c’est l’histoire d’une femme qui prend son dernier petit-déjeuner dans sa maison avant de la quitter ». J’ai senti le regard encourageant de Scarlett derrière mon épaule. Allez, tu peux faire mieux. Pendant que la dame lisait la quatrième de couv, je me demandais s’il fallait que je développe, que je parle de vulves complexées ou qu’on s’attarde sur le con de l’histoire. Elle m’a simplement souri, m’a demandé si on savait pourquoi elle quittait sa maison, m’a tendu le bouquin et m’a dit « Je le prends et je m’appelle Brigitte ».

Brigitte ignore si j’ai écrit ou non une autobiographie. Je suis même persuadée qu’elle s’en fout. A ce moment-là, elle n’aurait su dire si j’étais un humain intéressant ou un bon auteur. Un tout petit peu des deux, j’ose espérer… En tout cas, trône désormais dans sa bibliothèque un roman écrit par Hélène Héloïse Deschepper. Et ça, ça me met du baume au cœur.

Sur la route du retour, je savais qu’il n’y avait qu’une façon pour moi d’anéantir pour toujours mon sentiment d’imposture : écrire un autre bouquin. En avoir pondu un ne fait pas de moi un auteur. Je dois transformer l’essai.

– Et alors la suite. C’est pour quand ?

Ca fait un an que les tribulations d’un con sont sorties de mon cerveau pour s’installer chez vous. La suite de cette non autobiographie (mais un peu quand même) est en train de s’écrire depuis quelques années déjà. Puisque cette fille dans le livre, c’était moi, ce récit est l’un des souvenirs qu’elle vient de ranger dans son tiroir. Quand la commode débordera, il sera temps pour elle de vous convier à un vide dressing.